Pourquoi Vedernikov ? Parce qu’il y a quelques années (le 5 octobre 2012), invité par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, il avait dirigé salle Pleyel une prodigieuse version de la quatrième symphonie de Tchaïkovski. Cette interprétation fut filmée, sous la direction inspirée d’Emmanuelle Franc (avec un montage subtil et éclairant de Carole Le Page), et diffusée ultérieurement sur Arte je crois. Il est possible que le film soit disponible sur Internet, ou qu’il soit rediffusé : il ne faut pas le manquer ! Ce moment d’une intense imprégnation des pouvoirs de la musique, capable de faire dériver nos sensations, nos sentiments, notre imaginaire sans que rien en nous puisse opposer résistance, mériterait qu’on accordât à Vedernikov tout l’amour et le respect qu’on doit à ceux d’entre les hommes qui apportent le bien, ouvrent des horizons, enrichissent nos vies (plutôt que les désespérer de slogans haineux et vides). Toute la carrière de ce jeune chef ne se résume pas à cette soirée évidemment. Il fut directeur musical et chef d’orchestre au théâtre Bolchoï à Moscou de 2001 à 2009. Mais la vénérable institution a conservé ses corsets d’une autre époque et souffre mal l’inventivité : du coup Vedernikov partit rejoindre les rangs de l’Orchestre symphonique d’Odense, au Danemark avant de devenir, en 2018, chef d’orchestre de l’Orchestre royal du Danemark. Tout en étant par ailleurs directeur musical et chef principal du Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg ! Durant toutes ces années et jusqu’à son décès prématuré il fut, comme ce 5 octobre 2012 à Paris, invité par de multiples institutions et dirigea les orchestres les plus réputés.
Comme quelques grands chefs inspirés, les raffinés et transcendants Claudio Abbado ou Riccardo Muti, les bouillants et néanmoins rigoureux Simon Rattle et Riccardo Chailly, Vedernikov semblait devenir lui-même, en personne, la musique qu’il était censé interpréter. Sans partition, délaissant souvent la baguette, il s’immergeait dans le torrent au cœur de son orchestre, avec un froncement de sourcils, un œil clignant ou levé au ciel, une grimace de la lippe, un soupir réprimé, un sourire rêveur, accompagnés de frissons des doigts, de hochements d’épaules ou de tête, signes microscopiques qui suffisaient néanmoins pour rappeler aux musiciens la lecture anticipatrice et intériorisée effectuée aux répétitions et, par la magie de la caméra (tout spécialement dans le film ci-dessus évoqué), permettaient à qui le contemplait d’apercevoir et ressentir avec lui le moindre frisson, la plus pure envolée, les heurts ou les déchirures d’une masse sonore enveloppante et grisante. Parce que la musique, chez Vedernikov, tout autant que l’air même qu’on respire et l’alcool le plus fou qui vous déboule dans les veines, charriait la joie, la mélancolie, la noire mélancolie, et ces poussées ravageuses d’espoirs insensés qui vous envahissent quand vous n’êtes plus vraiment, comme on dit dans les salons, « maîtres de vous-mêmes ». La musique selon Vedernikov avait ce pouvoir de vous arracher au contrôle de soi, cherchant au plus vif de vos chairs et de vos sens, le trouble, l’hésitante acceptation du retour des plus lointains souvenirs, la réactivation des vieilles blessures ou des espérances autrefois déçues, accompagnées cette fois d’une sorte de palpitation heureuse. Toutes formules approximatives qui traduisent maladroitement ce que le corps et l’âme éprouvent, le temps de l’écoute. Le débat philosophique classique sur l’instant et la durée, qu’on se souvienne de Bachelard, s’évanouit : on ne peut que glisser, se laisser plonger serait plus exact, dans une absence à soi qui perdure, tout en étant traversé, parfois brutalement, par des zébrures immédiates, torturantes et jouissives à la fois. C’est particulièrement le cas à l’écoute de la 4ème symphonie de Tchaïkovski.
On ne dirait rien, de fait, sur Vedernikov, si l’on ne soulignait l’empathie profonde qui l’unissait aux musiciens russes du répertoire. Russe lui-même et fils de deux musiciens, ses goûts, son inspiration, furent nourris dès le plus jeune âge par un cortège infini de chants et danses populaires et de musiques savantes qui toutes exprimaient, avec ce mélange d’emphase et de retenue qui la caractérise, « l’âme russe ». Or plus peut-être que la plupart des compositeurs russes qu’il a dirigés – sa discographie, conséquente malgré sa disparition brutale, témoigne du souci qu’il eut de tous les explorer : Rachmaninov, qu’il interpréta en accompagnant le pianiste français Alexandre Tharaud, Borodine, Prokoviev, Chostakovitch – Tchaïkovski est porteur de cet évanescent témoignage d’une culture, d’un paysage, d’un peuple aux contours incertains. Et parmi les œuvres de Tchaïkovski, sa quatrième symphonie est sans doute la plus expressive sur ce plan. Le premier mouvement, d’une savante architecture mais d’une extrême complexité (il est là pour vous absorber et ne vous restituer à la vie que nourri jusqu’aux tréfonds de son suc), est significatif : il y a là des moments d’une mélancolie douloureuse mais contenue qui vous fait perdre tout vocabulaire, vous n’avez plus que le mot « slave » à la bouche ! Avec ces zébrures évoquées plus haut, ces trouées dont il est impossible de dire si elles se situent dehors, éclairs de lumière, chants d’oiseaux se répondant dans une forêt profonde, ou dedans : la confusion étouffante et prolixe des angoisses, des peurs, des lassitudes, soudain réveillées par l’envie dingue de respirer au plus haut, par un appel amoureux, une offre inattendue, une joie inespérée… Non, pas de dedans « ou » de dehors chez Tchaïkovski, le Tchaïkovski de Vedernikov. Tout se mêle, c’est la même chose, et son visage poupin le montre si vous en doutiez : l’enfant, l’adulte, la future victime sont devant vous, tout d’une pièce, se battant contre les ombres et aspirant avec vous aux cimes les plus éthérées. D’ailleurs, ne jouons pas les innocents, nous charrions tous à tout instant et l’enfant premier que nous fumes et le cadavre que nous serons : c’est peut-être cela qui caractérise l’âme slave, la conscience aigue du « jamais plus » et du « déjà », le regret, l’espoir, et la peur lancinante.
Pourquoi Vedernikov ? Parce qu’il y a quelques années (le 5 octobre 2012), invité par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, il avait dirigé salle Pleyel une prodigieuse version de la quatrième symphonie de Tchaïkovski. Cette interprétation fut filmée, sous la direction inspirée d’Emmanuelle Franc (avec un montage subtil et éclairant de Carole Le Page), et diffusée ultérieurement sur Arte je crois. Il est possible que le film soit disponible sur Internet, ou qu’il soit rediffusé : il ne faut pas le manquer ! Ce moment d’une intense imprégnation des pouvoirs de la musique, capable de faire dériver nos sensations, nos sentiments, notre imaginaire sans que rien en nous puisse opposer résistance, mériterait qu’on accordât à Vedernikov tout l’amour et le respect qu’on doit à ceux d’entre les hommes qui apportent le bien, ouvrent des horizons, enrichissent nos vies (plutôt que les désespérer de slogans haineux et vides). Toute la carrière de ce jeune chef ne se résume pas à cette soirée évidemment. Il fut directeur musical et chef d’orchestre au théâtre Bolchoï à Moscou de 2001 à 2009. Mais la vénérable institution a conservé ses corsets d’une autre époque et souffre mal l’inventivité : du coup Vedernikov partit rejoindre les rangs de l’Orchestre symphonique d’Odense, au Danemark avant de devenir, en 2018, chef d’orchestre de l’Orchestre royal du Danemark. Tout en étant par ailleurs directeur musical et chef principal du Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg ! Durant toutes ces années et jusqu’à son décès prématuré il fut, comme ce 5 octobre 2012 à Paris, invité par de multiples institutions et dirigea les orchestres les plus réputés.
Comme quelques grands chefs inspirés, les raffinés et transcendants Claudio Abbado ou Riccardo Muti, les bouillants et néanmoins rigoureux Simon Rattle et Riccardo Chailly, Vedernikov semblait devenir lui-même, en personne, la musique qu’il était censé interpréter. Sans partition, délaissant souvent la baguette, il s’immergeait dans le torrent au cœur de son orchestre, avec un froncement de sourcils, un œil clignant ou levé au ciel, une grimace de la lippe, un soupir réprimé, un sourire rêveur, accompagnés de frissons des doigts, de hochements d’épaules ou de tête, signes microscopiques qui suffisaient néanmoins pour rappeler aux musiciens la lecture anticipatrice et intériorisée effectuée aux répétitions et, par la magie de la caméra (tout spécialement dans le film ci-dessus évoqué), permettaient à qui le contemplait d’apercevoir et ressentir avec lui le moindre frisson, la plus pure envolée, les heurts ou les déchirures d’une masse sonore enveloppante et grisante. Parce que la musique, chez Vedernikov, tout autant que l’air même qu’on respire et l’alcool le plus fou qui vous déboule dans les veines, charriait la joie, la mélancolie, la noire mélancolie, et ces poussées ravageuses d’espoirs insensés qui vous envahissent quand vous n’êtes plus vraiment, comme on dit dans les salons, « maîtres de vous-mêmes ». La musique selon Vedernikov avait ce pouvoir de vous arracher au contrôle de soi, cherchant au plus vif de vos chairs et de vos sens, le trouble, l’hésitante acceptation du retour des plus lointains souvenirs, la réactivation des vieilles blessures ou des espérances autrefois déçues, accompagnées cette fois d’une sorte de palpitation heureuse. Toutes formules approximatives qui traduisent maladroitement ce que le corps et l’âme éprouvent, le temps de l’écoute. Le débat philosophique classique sur l’instant et la durée, qu’on se souvienne de Bachelard, s’évanouit : on ne peut que glisser, se laisser plonger serait plus exact, dans une absence à soi qui perdure, tout en étant traversé, parfois brutalement, par des zébrures immédiates, torturantes et jouissives à la fois. C’est particulièrement le cas à l’écoute de la 4ème symphonie de Tchaïkovski.
On ne dirait rien, de fait, sur Vedernikov, si l’on ne soulignait l’empathie profonde qui l’unissait aux musiciens russes du répertoire. Russe lui-même et fils de deux musiciens, ses goûts, son inspiration, furent nourris dès le plus jeune âge par un cortège infini de chants et danses populaires et de musiques savantes qui toutes exprimaient, avec ce mélange d’emphase et de retenue qui la caractérise, « l’âme russe ». Or plus peut-être que la plupart des compositeurs russes qu’il a dirigés – sa discographie, conséquente malgré sa disparition brutale, témoigne du souci qu’il eut de tous les explorer : Rachmaninov, qu’il interpréta en accompagnant le pianiste français Alexandre Tharaud, Borodine, Prokoviev, Chostakovitch – Tchaïkovski est porteur de cet évanescent témoignage d’une culture, d’un paysage, d’un peuple aux contours incertains. Et parmi les œuvres de Tchaïkovski, sa quatrième symphonie est sans doute la plus expressive sur ce plan. Le premier mouvement, d’une savante architecture mais d’une extrême complexité (il est là pour vous absorber et ne vous restituer à la vie que nourri jusqu’aux tréfonds de son suc), est significatif : il y a là des moments d’une mélancolie douloureuse mais contenue qui vous fait perdre tout vocabulaire, vous n’avez plus que le mot « slave » à la bouche ! Avec ces zébrures évoquées plus haut, ces trouées dont il est impossible de dire si elles se situent dehors, éclairs de lumière, chants d’oiseaux se répondant dans une forêt profonde, ou dedans : la confusion étouffante et prolixe des angoisses, des peurs, des lassitudes, soudain réveillées par l’envie dingue de respirer au plus haut, par un appel amoureux, une offre inattendue, une joie inespérée… Non, pas de dedans « ou » de dehors chez Tchaïkovski, le Tchaïkovski de Vedernikov. Tout se mêle, c’est la même chose, et son visage poupin le montre si vous en doutiez : l’enfant, l’adulte, la future victime sont devant vous, tout d’une pièce, se battant contre les ombres et aspirant avec vous aux cimes les plus éthérées. D’ailleurs, ne jouons pas les innocents, nous charrions tous à tout instant et l’enfant premier que nous fumes et le cadavre que nous serons : c’est peut-être cela qui caractérise l’âme slave, la conscience aigue du « jamais plus » et du « déjà », le regret, l’espoir, et la peur lancinante.
Il est vrai que le premier mouvement ne s’éclaire pas nécessairement à la première écoute : on a le sentiment de beautés éparses, d’un foisonnement confus traversé d’éclairs, mais dès la seconde (écoute) tout se met en place et prend son sens à la fois tragique et démesurément complexe, avec cependant de merveilleuse plages d’un bonheur paisible, de joliesses insolites, de tendresse aussi. La vie quoi, la vie à venir, celle que l’on veut vivre encore et encore. Le talent de Vedernikov est de réussir à nous happer, moins par l’intelligence, la compréhension, que par la vibration physique, l’émotion. Dès le second mouvement, si enveloppant et qui, on peut comparer avec bien d’autres versions d’autres chefs, réussit mystérieusement à nous bercer en repliant sur elle-même la mélodie, le versant retombant semblant crouler sur nous comme une vague, dès le second mouvement l’affaire est dite : nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes le Tchaïkovski de Vedernikov, nous voyageons comme le chantait si bien Gino Nazzareni (que nous évoquerons un jour) « en terre étrangère ». Et quand s’amorce le troisième mouvement, un scherzo, « Pizzicato ostinato » où les cordes ne jouent qu’en pizzicato (pas d’archet, juste les cordes pincées), nous avons rendu toutes nos pauvres armes, subjugués et séduits comme on peut l’être dans une extase amoureuse, c’est-à dire troublés, bouleversés, partagés entre les larmes et le désir de rire, chanter, crier à la face du monde que oui, oui, et encore oui.
Puis la boucle se referme et la masse prégnante, le poids des jours, la tournoyante et sans trêve insistance du devenir s’empare de nous. Comme dans la vie, il ne reste plus qu’à résister encore et encore tout en remettant autant que faire se peut tous les accents, tous les cris et tous les soupirs à leur place. On comprend mieux, ou plutôt on perçoit mieux ce qu’on a vécu après coup ; le début n’existe que si la fin le contemple.
Alexandre Vedernikov eut peut-être, on le lui souhaite, dans son coma, la possibilité de refaire sa route à l’envers, comme il le permit si bien à ceux qui entendirent, qui vécurent, grâce à lui et avec lui « la Quatrième de Tchaïkovski » : un cheminement inspiré vers l’impalpable et nécessaire beauté.
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