Présent à Paris pour présider le jury du 4e Concours International de Chefs Evgeny Svetlanov, le chef russe Alexander Vedernikov expose son intérêt pour le concours, développe ses projets et évoque son nouveau poste au Royal Danish Opera.

ResMusica : Vous êtes aujourd’hui président du Jury du 4e Concours International de Chefs d’orchestre Evgeny Svetlanov. Quelle a été votre relation avec le chef décédé il y a seize ans ?

Alexander Vedernikov : Sans pouvoir dire que j’ai été très proche, j’ai connu Svetlanov et l’ai rencontré à plusieurs reprises. Il a été extrêmement important dans ma vie musicale alors que j’étais étudiant : c’était l’une des figures les plus importantes pour mes collègues et moi-même, et surtout l’une des plus attachantes. Svetlanov n’était pas seulement l’un des plus grands chefs de sa génération à entendre, il l’était aussi à voir, au concert et en répétition. Il possédait un vocabulaire manuel très clair pour exprimer ce qu’il voulait absolument transmettre, non seulement à l’orchestre, mais aussi au public. Et bien sûr, comme toute personne d’importance dans la musique, il était ouvert à ce qui existait autour de lui et aux questions sur le futur de la musique classique.

RM : Que représente le fait d’être président du Jury de ce 4e concours pour vous?

AV: Le concours Evgeny Svetlanov peut-être considéré comme son héritage, parce que cela nous donne l’opportunité de détecter de jeunes chefs, qui permettront de maintenir cette profession dans le futur, et donc la musique classique. Comme nous le savons tous, tout ce que l’on peut appeler au vrai sens du terme les « Beaux-arts », et particulièrement la musique classique est, à cause du coût des orchestres, sous pression financière permanente. C’est pourquoi tout ce que nous pouvons faire pour promouvoir et développer aujourd’hui cet art est particulièrement positif.

Pour évoquer les candidats, je pense que tous les jeunes chefs, quel que soit leur pays, auront une belle opportunité de comprendre un peu mieux quelle sorte d’artiste était Svetlanov, et quels étaient ses points forts. Il est l’un des représentants les plus importants du style romantique et son nom est lié évidemment à la musique russe, mais aussi à de nombreuses pièces du XIXe et du XXe siècle.

RM : Il était d’ailleurs lui-même compositeur et une sélection de ses œuvres seront jouées pendant le concours ?

AV: Les compositions de Svetlanov ne sont évidemment pas majeures dans l’histoire de la musique, mais elles sont profondément intéressantes pour comprendre l’homme et même ce qu’il cherchait à insuffler à sa direction d’orchestre. Certaines œuvres sonnent un peu vieillot, mais c’est écrit avec une attitude artistique directe et totalement intègre. Cela correspond à ce que nous recherchons au concours, c’est-à-dire pas seulement des jeunes gens capables de diriger un orchestre, mais aussi des personnes qui peuvent comprendre le rôle du chef, comme Svetlanov l’entendait. Il s’agit d’une figure qui peut éclairer la musique et la culture des gens. Ce n’est pas juste être un musicien, c’est être un musicien dans le monde.

RM : Avez-vous cherché à parler aux participants du concours, ou les jugez-vous seulement sur leur direction et sur ce qu’ils dégagent par rapport à l’orchestre ?

AV: Nous ne leur parlons pas, nous les écoutons seulement, car diriger bien est justement ne pas diriger vraiment bien. Lorsque vous voyez quelqu’un qui a un passé, une culture à transmettre à l’orchestre et au public, une personne qui possède et réunit ces différentes facettes, c’est un homme qui a un gros potentiel en tant que chef. Comme tout grand écrivain ou peintre, vous vous devez d’être disponible pour absorber les concepts autour de vous, les digérer et les généraliser. Dire qu’il faut un peu plus de diminuendo ou de crescendo, cela n’apporte rien, surtout face à des musiciens du niveau du Philharmonique de Radio France. Aujourd’hui, avec des formations comme celles-ci, tout devient techniquement possible, même sans chef, ce qui peut donner l’illusion qu’il n’est pas nécessaire. Mais pour moi, le chef est quelqu’un qui permet d’atteindre un résultat, qui donne un message et une lecture personnelle de chaque partie, qui est responsable de la façon dont le temps musical doit être organisé. On sait à quel point une œuvre peut sonner différemment avec le même orchestre et deux chefs différents.

RM : En temps que Président du Jury, comment travaillez-vous avec les autres membres ?

AV : Nous ne devons surtout pas créer de rapport de force entre nous et si nous sommes globalement d’accord, nous devons limiter les débats et savoir passer à autre chose. S’il y a des opinions divergentes, nous devons en discuter avec des arguments pour défendre nos opinions, mais éviter au maximum les points extra-musicaux. Il ne faut surtout pas croire que l’on a absolument raison et chercher à mettre son cerveau à la place de celui d’un collègue, car dès que l’on parle d’un haut niveau de qualité, la plupart des opinions, pour un chef comme pour un pianiste ou un chanteur, sont forcément subjectives. C’est déjà subjectif pour un soliste, mais le chef dépend en plus lui aussi des personnes qu’il a face à lui dans l’orchestre. Je fais donc très attention non seulement à la musique, mais aussi à la façon dont le candidat communique avec l’orchestre, car c’est important pour les musiciens, après une journée de répétition ou un concert, de savoir s’ils ont envie de continuer avec ce chef. Il y a la communication, les aspects psychologiques et la gestion du temps.

Auparavant, un chef pouvait presque tout décider, même de garder un orchestre très longtemps après les horaires de répétitions. Aujourd’hui, le temps est compté et il faut être disponible pour faire beaucoup en peu de temps, ce que l’on pourrait appeler un fort coefficient d’efficacité.

RM : Vous n’êtes clairement pas le seul à dire cela et vous dirigez régulièrement dans une salle comme la Deutsche Oper, où pour certaines représentations de répertoire, vous arrivez devant un orchestre et des chanteurs avec lesquels vous n’avez pas eu la moindre répétition…

AV : À Vienne ou Berlin, les musiciens n’ont parfois même pas le temps de savoir si le chef à une vision sur l’œuvre, ils ont juste à faire leur travail. À Berlin la saison passée, j’ai dirigé Turandot sans répétition, mais l’an prochain pour Eugène Onéguine, qui est moins dans leur culture, j’aurai quelques répétitions qui me permettront vraiment d’influer comme je le souhaite sur le rendu global. Il y a cependant forcément des moments frustrants, le pire étant quand vous travaillez avec des musiciens des parties solistes, et que le soir de la représentation, c’est un autre en face de vous.

RM : Vous allez diriger le Royal Danish Opera à partir de cette saison, mais vous êtes également un chef symphonique. Comment divisez-vous votre temps et vos engagements entre lyrique et symphonique ?

AV: J’essaye de faire les deux. À certaines périodes de votre vie, pour certaines raisons, vous dirigez plus de symphonique ou plus de lyrique. Parfois, vous pensez que vous dirigez peut-être trop d’opéras, parfois le contraire, mais en fait cela dépend surtout des projets prévus ou acceptés. Même si vous pouvez parfois proposer un projet personnel, à l’opéra, vous êtes de toute façon dépendant des budgets et des modes qui diffèrent selon les lieux. Au Bolshoï, je dirigeais évidemment beaucoup de musique russe, dont des raretés. Maintenant que je n’y suis plus depuis dix ans, Moussorgski ou Prokofiev me manquent vraiment parfois.
Il y a des choses que j’adorerais faire, mais je n’ai pas encore réussi à les proposer : je suis un amoureux de Glinka et j’aimerais réaliser de beaux enregistrements de ses opéras, comme j’ai essayé de le faire pour Ruslan et Ludmila chez Pentatone. Cela est très difficile à réaliser, tout d’abord parce que c’est complexe à distribuer, car il faut des chanteurs qui comprennent le russe, mais peuvent aussi chanter du bel canto. Ensuite, il faut également un orchestre familier avec cette période musicale. Pour moi, il faut même que certains instruments soient d’époque, notamment les cuivres. Il faut quelque chose comme les orchestres de Gardiner, une formation apte à jouer dans le style de transition entre le classique et le romantique du jeune Berlioz ou de Cherubini, mais avec plus de connaissances dans le répertoire russe. Glinka était très strict sur les cuivres, car il ne voulait pas de cuivres chromatiques.

RM : Le répertoire de Svetlanov intégrait aussi des compositeurs aujourd’hui malheureusement très peu programmés, Miaskovski par exemple.

AV: J’ai en effet tenté de jouer un peu Miaskovski, mais j’ai parfois des réserves sur une partie du répertoire qu’adorait Svetlanov, Glazounov par exemple, qui ne me fascine pas. Je suis plus intéressé par la seconde moitié du XXe russe, Gueorgui Sviridov, Boris Tchaïkovski, Mieczysław Weinberg, Andreï Eschpaï, qui pour moi sont sous-estimés. En Occident, tout le monde joue Alfred Schnittke, Sofia Gubaïdulina et Edison Denisov, parce qu’ils ont été les plus avant-gardistes de leur temps. Mais pour moi, Schnittke par exemple sonne déjà démodé et je lui préfère d’autres artistes. Je suis d’ailleurs très heureux d’enregistrer prochainement des raretés de Sviridov et Boris Tchaïkovski, et nous avons justement aussi pensé à la très sombre 13e de Miaskovski, mais nous verrons plus tard. Il faudra bien sûr que j’arrive à diriger sa 6e un jour, mais il me faut les forces musicales pour cela. J’ai surtout interprété souvent son Concerto pour violoncelle, l’un des plus beaux jamais écrits, jamais joué en Europe.

Hormis les Russes, je suis très intéressé par les compositeurs du XXe siècle et l’un de mes compositeurs préférés est Sibelius, qui est plus difficile d’accès qu’on ne le pense, justement parce qu’il semble souvent trop facile, alors que sa dernière période est extrêmement complexe. Je suis un grand passionné de Leoš Janáček aussi, qui est bien revenu sur les scènes, et j’ai également un vrai attrait pour Paul Hindemith, qui à l’inverse, même en Allemagne, est très rarement interprété.

RM : Vous allez diriger cette saison Les Huguenots à la Semperoper de Dresde. Comment est venu ce projet?

AV: J’avoue avoir été surpris que l’on me propose ce projet, car il n’est pas venu de moi. J’en ai compris la raison lorsque j’ai vu que le metteur en scène était Peter Franz Konwitschny. Nous nous apprécions beaucoup, notamment depuis le Höllander fait ensemble à Munich et après plusieurs autres projets. Je suis heureux de travailler avec lui sur Les Huguenots puis sur Le Nez de Chostakovitch. D’un certain point de vue, l’ouvrage de Meyerbeer est inégal, mais d’un autre côté, il n’existe pas de véritable version imposée. Il est donc particulièrement intéressant pour une équipe musicale de pouvoir faire des choix afin de garder la meilleure musique et les meilleurs moments dramatiques. Meyerbeer est un compositeur très intéressant dans le sens où il est une synthèse de la musique de son siècle, avant et après lui. Il lui manque seulement à mon sens une véritable unité, qu’un Glinka à la même époque possède selon moi.

Portrait © Marco Borggreve.

Source.​
Le 14 septembre 2018 par Vincent GUILLEMIN
Le chef Alexander Vedernikov, président du jury du Concours Evgeny Svetlanov
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